Plus jeunes, il leur arrivait souvent de jouer dans les bois. Cela datait du temps où ils n'étaient que deux gamins qui pouvaient rester ensemble sans que cela ne choquât personne. Ils avaient grandi, et désormais, ils ne pouvaient plus se voir comme avant, ni déambuler dans la forêt. Cela aurait tâché les robes de la jeune fille, ces robes aux teintes si claires et pleines de rubans. Il lui semblait parfois que sa mère les lui faisait mettre pour limiter sa liberté de mouvement, pour l'empêcher de le suivre, lui, partout où il allait. La mère voulait sans doute la priver des aventures que Jaeger vivait au quotidien. Et il se réjouissait d'être né homme. Il n'avait pas la moindre difficulté à courir à travers les champs, ses propres vêtements ne le gênaient pas. Mais elle était ralentie par sa robe, et il dut s'arrêter pour l'attendre. Ses joues avaient pris une adorable teinte rosée, signe qu'elle avait fait un effort physique. Cela jurait un peu avec la douce blondeur de ses boucles, mais Jaeger la trouvait tout à fait charmante. Il lui tendit la main, qu'elle prit sans hésitation, et ensemble, ils continuèrent à avancer à travers le champ, jusqu'à sortir de la marée d'épis de blés. Un ruisseau coulait le long du chemin qui longeait le champ. Jaeger, sans lâcher la main de son amie, se pencha vers le cours d'eau et observa leur reflet. Lui aussi était devenu rouge. Mais ce n'était pas de la fatigue, non, il le devinait très clairement : c'était de la gêne. Ils avaient grandi. Ils ne pouvaient plus jouer comme avant, désormais, leurs hormones entraient en jeu. Et l'attirance qu'il ressentait pour la délicieuse jeune fille le troublait et le ravissait à la foi. Il avait bien conscience que sa mère la forçait à mettre en avant ses attraits, alors que la sienne le laissait partir tel qu'il était, elle se contentait de laver sa tenue de semaine le dimanche. Non que cela le gênât, c'était comme cela que les choses fonctionnaient.
Ils s'assirent dans l'herbe, les pieds déchaussés qui goûtaient à la fraîcheur du ruisseau. Il n'osait pas vraiment lui dire ce qu'il avait sur le cœur. Il hésitait trop. Il avait lâché sa main, n'ayant plus de raison de la tenir, et il ressentait désormais un manque au creux de la paume. Il n'osait pas tourner la tête. Il ressentait une soudaine timidité et une pudeur étonnante qu'il n'avait jamais connues jusque là. Il n'était guère assuré. On n'avait eu de cesse de lui répéter qu'il était un homme, qu'un jour il prendrait femme et qu'il devrait adopter une attitude virile. Cependant, il ne voyait pas comment l'aborder, lui dire ce qu'il avait sur le cœur. Ils restèrent assis là, un long moment, dans le silence le plus total. Même les oiseaux avaient fini par se taire. L'instant était crucial.
« Jaeger... » Il tourna la tête dans la direction de la jeune fille, le cœur soudain serré. Cette façon qu'elle avait de prononcer son prénom était trop cruelle. Trop douce. Trop personnelle. Il aurait aimé l'entendre en boucle. Qu'elle prononce ainsi son prénom indéfiniment, jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus, que sa litanie l'endormît. Ses yeux d'un brun sombre observaient Jaeger avec sérieux, et peut-être, un peu d'inquiétude.
« Tu ne devrais plus... espérer quelque chose. Tu sais que j'ai mes visions. » Et elle se tut, comme cela. Sa voix se brisa net, laissant Jaeger consterné par une parole aussi crue - puisque admettre ouvertement qu'elle était sujette à des visions emplie de sang n'était pas chose facile. Si cela s'apprenait, elle deviendrait une paria, car nul n'aurait envie de marier une demoiselle qui est capable d'annoncer la mort d'un être aimé. Non que cela dérangeât Jaeger. Mais il comprenait qu'elle n'avait d'autre choix que de se taire. Elle se préparait à vivre une vie d'ermite, refusant le mariage pour ne pas incommoder son mari. Elle partirait sans doute pour la ville, abandonnant sa famille à laquelle elle ne voudrait pas faire honte, chercherait à vivre par ses propres moyens, et devrait pour cela vendre son corps. La gorge de Jaeger se noua. La perspective d'un avenir aussi horrible le paralysait d'effroi.
« Jaeger, tu dois... » Ce fut trop fort pour lui. Il essaya de trouver le moyen de la faire taire, de l'empêcher de dire les hideuses paroles qui déformeraient d'aussi belles lèvres, et ne trouva d'autre solution, pour les sceller, de coller sa bouche contre la sienne. Bien sûr, en ce début du XXe siècle, un vrai baiser torride était inimaginable. Jaeger se contenta d'effleurer tendrement les lèvres de sa bien-aimée, mais cette audace était tellement choquante qu'il se mit à rougir violemment, et baissa les yeux.
« Par... pardonne-moi. » : murmura-t-il, s'éloignant le plus possible d'elle. Il venait de l'offenser gravement. Il avait rompu les codes sociaux qui empêchaient un jeune homme d'embrasser une femme avec laquelle il n'avait pas affaire. Il avait terriblement honte. Dans les milieux paysans, certains croyaient encore que l'on pouvait tomber enceinte d'un simple baiser. Il ignorait si c'était le cas de la jeune fille, cependant, le baiser avait un caractère sacré qu'il ne fallait pas transgresser.
« Je... je voudrais me fiancer avec toi. » : ajouta-t-il, se sentant presque obligé de le dire, comme s'il avait contracté une dette envers elle. En réalité, il n'en était rien, il avait sincèrement envie de se fiancer avec elle. Il ne pouvait s'empêcher de penser à elle, il l'aimait trop pour ne pas vouloir vivre avec elle.
« Peu m'importe que tu sois une banshee. Je t'aime et je veux faire ma vie avec toi. » Elle ne dit rien. Jaeger resta immobile, les yeux toujours rivés au sol. Ils ne bougèrent pas pendant un moment. Puis la jeune fille glissa ses doigts entre les siens, et Jaeger comprit que c'était sa façon de dire oui.
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« Dis-moi que c'est pas vrai... Dis-moi que c'est pas vrai ! » Jaeger débarqua à la hâte sur la place du village, vêtu de son costume de mariage. Il se figea en voyant l'horrible spectacle qui se présentait à lui. Il ouvrit la bouche pour hurler, mais aucun son n'en sortit. Lui n'était pas une banshee, il n'avait pas de voix quand il s'agissait de hurler. Il tomba à genoux, le visage déformé par la douleur.
« Non... c'est pas possible... » Tout ce sang qui s'écoulait des nombreuses blessures qui parsemaient le corps de sa bien-aimée. Elle avait été proprement déchiquetée. Ses entrailles sortaient de son corps. Cela lui était insupportable. Le jeune homme resta un long moment sans rien faire, sans parvenir à quitter des yeux le cadavre de celle qu'il aimait depuis l'enfance.
C'était un loup-garou qui avait tué sa fiancée le jour de leur mariage. Jaeger l'apprit vite. Impossible de ne pas s'en rendre compte. Son ombre ne cessait de tourner autour de lui. Il sentait ses regards qui se posaient sur lui, dès qu'il avait le dos tourné. Cela le rendait fou. Tout le monde au village savait que le meurtre de sa fiancée était l'œuvre de ce loup-garou, mais personne ne voulait faire quelque chose contre lui. Tout le monde avait peur. Pourtant, ce n'était qu'un omega, il n'avait pas de meute pour le soutenir, il aurait donc été facile de s'en débarrasser. Sauf qu'il n'y avait pas le moindre chasseur au village. A vrai dire, toutes ces choses comme les lycanthropes et les banshees n'avaient guère été connues jusque là, cela tenait plutôt de la légende. Jaeger aurait préféré que ce fût une légende. En son cœur, il ne parvenait pas à pardonner à ce loup-garou. Il aurait fait n'importe quoi pour se venger de lui, sans pour autant se résoudre à le tuer. Il n'y arrivait pas. Parce que lui aussi avait peur.
Puis vint la guerre.
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Il eut un mauvais présage, ce jour-là. Il se dit que, s'il montait au front, il allait mourir. C'était aussi simple que cela. Il le savait, sans trop savoir comment il pouvait le savoir. Il n'avait jamais été capable de prédire la moindre mort. Pas même celle de sa fiancée. Mais ce matin-là, il savait. C'était devenu très clair pour lui : il ne pourrait pas survivre à un assaut. La perspective de se faire tuer par un Français ne l'enchantait guère. Mais cela valait toujours mieux que d'être déchiqueté par un loup-garou. Du moment qu'il se faisait tuer par un humain, il ne s'en souciait guère. Serrant son fusil contre lui, les dents serrées, Jaeger attendit qu'on lui donnât l'ordre de passer à l'attaque. Allait-il tirer ? Ou, puisqu'il était destiné à mourir, allait-il faire don de la vie à son adversaire... ?
La balle entra dans son corps avec une telle violence que Jaeger ne comprit d'abord pas ce qui lui était arrivé. Puis une seconde douleur fusa au niveau de son ventre, et le jeune homme se plia en deux. Du sang tâchait son bel uniforme allemand. Lentement, très lentement, il s'effondra sur le sol, le dos englouti par la neige de décembre 1914. Il avait du mal à respirer. Ses yeux étaient fixés sur le ciel blanc qui, étrangement, était serein. Les bruits de la guerre, sifflements de balles, hurlement de souffrances, martèlement de pas, lui apparaissaient comme distants. Et il se sentit heureux, pour la première fois depuis le jour de son mariage. Un sourire naquit sur ses lèvres devenues rouges. Il n'en pouvait plus, de la vie. La haine envers le surnaturel l'avait trop dévoré pour cela. Mais à présent, c'était fini. Il ferma les yeux, se laissa aller. La mort vint le prendre comme on cueille un fruit : avec fermeté et délicatesse à la fois.
Il rouvrit les yeux. Il était mort et il le savait. Mais son corps était vivant. Il ne pouvait s'expliquer ce miracle, et remercia Dieu de ne pas l'avoir emmené au paradis. Une partie de lui le regrettait. Il aurait aimé pouvoir rejoindre sa bien-aimée. Cependant, ce n'était pas tout de suite. Il avait le sentiment fiévreux qu'il avait une mission à faire. Se redressant, il observa le champ de bataille autour de lui. Il n'y avait plus que des morts, et des blessés en trop mauvais état pour avoir une chance d'être sauvés. Jaeger se sentait seul. Il était mort, comme eux tous, mais lui avait survécu. Il frissonna. Ses blessures avaient guéri, mais son uniforme était toujours trempé de sang. Le sien. En voir une telle quantité l'impressionna. Le jeune homme se releva, avança à l'aveuglette, perdu. Il ne savait plus vraiment quoi faire, désormais. On ne pouvait vraiment dire que sa nouvelle vie lui appartenait. Il sentait bien qu'il n'était plus normal. Et n'était pas sûr de pouvoir vraiment s'en réjouir.
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Jaeger apprivoisa vite sa nouvelle existence. Il lui fallait suivre de nouvelles règles, et il s'y tenait avec toute la volonté dont il pouvait faire preuve. Il avait fini par comprendre qu'il était là pour tuer du surnaturel. Peu importe sa forme, c'était là sa mission sacrée, et il s'en acquitta. Il tua de tout. Beaucoup de loups. Mais aussi quelques banshees. Mais il ne put jamais le faire de lui-même. Il devait toujours influencer les autres pour les convaincre de tuer celui qu'il voulait voir disparaître de la surface de la Terre. Sa mission était-elle vaine ? Il lui semblait que de nouvelles créatures apparaissaient, encore et encore. Peu importait. Il le faisait. De toute façon, il n'avait que cela à faire. Il ne pouvait pas rester trop longtemps au même endroit, il y avait toujours des personnes qui finissaient par se douter de sa vraie nature, et qui étaient tentés de le tuer, parce que c'était elles ou lui. Alors Jaeger finissait par s'en aller, et erra pendant un siècle.
Lorsqu'il arriva pendant un siècle, il eut le souffle coupé. Ce loup-garou ressemblait trait pour trait à celui qui avait tué sa bien-aimée. Il le détesta au premier regard. Il voulut le tuer de ses propres mains, mais en était incapable. Jaeger eut l'impression que son cœur se réveillait, après des décennies de sommeil. Il réclamait du sang, le sang de ce jeune homme qui n'avait commis que deux crimes : avoir été mordu par un loup-garou, et ressembler au meurtrier de son ami d'enfance. Le revenant ne put s'empêcher de lui tourner autour, empli de haine à son égard, mais incapable de lui faire du mal. Il rêva longtemps de la vengeance qu'il pouvait prendre, y réfléchit longuement. Puis, un jour, sa cible, consciente de l'intérêt qu'il lui portait, vint le voir et lui proposa d'aller voir un verre. N'ayant rien de mieux à faire, Jaeger accepta.
Et ainsi commença sa nouvelle vie à Beacon Hills...